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Lettre ouverte aux législateurs européens sur les réseaux Internet communautaires

16 mars 2017 Pas de commentaires

Les réseaux communautaires sont des infrastructures construites dans une logique démocratique par des communautés et des organisations locales. Au vue des défauts des politiques actuelles – comme l’échec répété des acteurs du marché à répondre aux besoins des populations défavorisées dans les zones rurales et urbaines – les réseaux communautaires sont de plus en plus considérés comme « l’autre » manière de fournir un accès à Internet abordable.

Ils offrent actuellement bien plus qu’un accès à un Internet de haute qualité, en promouvant également l’engagement citoyen, la résilience, l’éducation, l’innovation et la base de notre souveraineté locale face aux corporations globales dominantes de l’économie du numérique (les principes sous-tendants ces initiatives sont résumées dans la Déclaration de Guadalajara). Particulièrement en Europe, on constate une croissance continue des initiatives fédérées comme Guifi.net, Freifunk.net, FFDN et beaucoup d’autres.

Cependant, les réseaux communautaires sont systématiquement négligés par les législateurs, et leurs valeurs et modèles mis à mal par de nombreuses réglementations. Aujourd’hui, ces réseaux communautaires demandent un soutien minimum et bien mérité de la part des législateurs. Cette lettre ouverte est signée par 31 réseaux communautaires européens qui représentent plusieurs centaines de milliers de membres et connectant non seulement des citoyens, des TPE et PME, et nombre d’autres structures. Elle explique les différentes menaces auxquelles ces réseaux sont confrontés et formule des propositions pour encourager davantage de diversité dans le secteur des télécommunications.

Cette lettre va être envoyée à la Commission européenne, aux délégations des États-Membres ainsi qu’aux députés européens. Nous espérons que ces institutions se montreront ouvertes à la tenue d’un débat sur les différents sujets abordés dans cette lettre.

Pour des politiques publiques favorables aux réseaux communautaires et autres fournisseurs d’accès citoyens

Préambule

Nous représentons les réseaux communautaires européens, un mouvement d’organisations qui construisent et gèrent des infrastructures de communication, parfois fédérées au niveau régional ou national. Ces réseaux, dont la plupart offrent l’accès à l’Internet mondial, sont gérés comme des biens communs. Plutôt que la recherche du profit, notre priorité est d’assurer une gouvernance démocratique, l’inclusion sociale, l’éducation, et la protection des droits humains dans le cadre de l’usage des réseaux et des technologies de communication.

Nos organisations diffèrent grandement quant à leurs tailles, le type d’infrastructures réseaux et de cultures politiques. Pourtant, malgré cette diversité, nous partageons l’objectif de construire des réseaux qui répondent aux besoins de communication des femmes et des hommes (plutôt qu’à ceux des objets et des machines), à travers des réseaux construits et gérés par nos communautés, pour nos communautés, en donnant la priorité à la capacitation locale, à l’accessibilité et à la résilience.

Aujourd’hui, nous offrons l’accès au haut débit non seulement à des dizaines de milliers de citoyens et résidents européens en ville ou en zone rurale, mais également à des organisations, notamment des petites et moyennes entreprises, des écoles, des centres de soin, des projets sociaux et culturels, et bien d’autres structures. Dans de nombreux cas, nous avons surpassé les acteurs commerciaux, en fournissant des connexions Internet à la fois moins chères et plus rapides. Grâce à nos infrastructures et nos diverses activités, nous encourageons des expérimentations scientifiques et techniques, aidons des fournisseurs d’hébergement ou de services en ligne à mutualiser les investissements et les coûts, nous encourageons l’alphabétisation et la souveraineté numériques grâce à des ateliers et autres activités d’éducation populaire.

Pourtant, en dépit de nos réussites, les décideurs publics au niveaux nationaux et européen ont jusqu’à présent négligé notre existence et nos besoins en matière de régulation. Pire, la réglementation entrave le plus souvent nos initiatives, compliquant inutilement le travail de nos participants et bénévoles. C’est pourquoi, alors que vous entamez vos travaux sur un code européen des communications électroniques, nous avons décidé de vous écrire pour vous faire part de nos idées et de nos recommandations concernant le futur du cadre juridique et politique applicable à nos activités.

1. Alléger les contraintes administratives et financières

Tout d’abord, nous vous demandons de revoir le cadre réglementaire et de l’alléger des contraintes inutiles, telles que les charges administratives et la paperasserie qui sont inutiles et illégitimes lorsqu’elles s’appliquent à des entités non marchandes. En Belgique, le coût d’inscription d’un opérateur de télécommunications à l’agence de régulation nationale est par exemple de 676€ à l’inscription, auxquels s’ajoutent les 575€ à verser chaque année (pour ceux dont le revenu est inférieur à un million d’euros, ce qui est le cas pour l’immense majorité des réseaux communautaires). Même de faibles coûts peuvent entraver le développement de petits réseaux qui connectent des dizaines de foyers. En France, en Espagne et en Allemagne, cela est gratuit, ce qui peut expliquer pourquoi les réseaux communautaires sont plus dynamiques dans ces pays. La proposition de code des communications électroniques vise à harmoniser le coût des procédures de déclaration (frais d’inscription) ainsi que les charges administratives (coûts annuels). Dans ce cadre, les législateurs européens doivent s’assurer que les coûts et charges imposés par les agences de régulation nationales sont nuls ou négligeables pour les fournisseurs d’accès Internet non marchands, et qu’elles sont raisonnables et proportionnés pour les micro et petites entreprises. Suivant la même logique, les taxes crées pour être appliquées à de grandes firmes du secteur des telecoms ne devraient pas trouver à s’appliquer aux plus petites entreprises et au secteur non marchand.

2. Abandonner la responsabilité du fait d’autrui lors du partage d’un accès Internet

Diverses lois cherchent à empêcher ou à décourager le partage d’une connexion Internet entre plusieurs utilisateurs en rendant les personnes responsables (et potentiellement juridiquement responsables) pour toutes les communications faites à travers leurs accès wifi, créant des risques juridiques pour les titulaires d’accès qui partagent leurs connexions. En Allemagne, les ayant-droits des industries culturelles ont ainsi utilisé une doctrine de « responsabilité subsidiaire » pour freiner la croissance du mouvement des réseaux communautaires. En France aussi, le loi HADOPI relative au doit d’auteur créent un important risque juridique pour les utilisateurs qui partagent leur accès au réseau à d’autres utilisateurs. Le « simple transport », principe inscrit dans le droit communautaire depuis 2000 dans la directive sur les services de la société de l’information, doit être garanti et étendu aux réseaux sans fil locaux (WLAN) offrant librement des points d’accès. De même, les clauses contractuelles des opérateurs cherchant à interdire à leurs abonnés de partager leurs connexions avec d’autres doivent être interdites. La promotion d’un droit de partager des connexions Internet est d’autant plus vitale compte tenu des crises économiques et écologiques, ainsi que de l’augmentation rapide des populations qui ne peuvent s’offrir d’accès à Internet. Dans ce contexte, le partage des connexions peut jouer un rôle essentiel en favorisant une utilisation plus équitable et durable des infrastructures de télécommunication.

3. Étendre les communs dans le spectre hertzien

Ce ne sont pas seulement les points d’accès Internet sans fil qui peuvent être partagés, mais aussi l’infrastructure immatérielle sur laquelle les signaux radios voyagent~: les fréquences hertziennes. Le Wi-Fi, en temps que portion du spectre non-soumis à licence et par conséquent géré comme un bien commun, est un atout clef pour les réseaux communautaires désirant installer des infrastructures dites de « boucle locale » abordables et flexibles. Toutefois, la quantité des bandes Wi-Fi est actuellement très limitée. Elles sont non seulement sujette à congestion dans les zones densément peuplées, mais également menacées par de nouveaux standards techniques qui utilisent la bande de fréquence dite ISM (comme le LTE-U) et nuisent à la fiabilité des communications Wi-Fi. Enfin et surtout, les bandes de fréquence existantes pour le Wi-Fi (5.6Ghz et 2.4Ghz) ont des contraintes physiques qui les empêchent d’être utilisées pour des liens radio longue distance. Face à de tels défis, une nouvelle approche des politiques des fréquences est nécessaire. Les responsables politiques devraient étendre les bandes Wi-Fi non soumises à licence. D’autres types de fréquences doivent également être rendues accessibles soit sans licence (scénario idéal) ou, si ce n’est pas possible, sur la base d’autorisation préalables abordables et flexibles. Les bandes de fréquence concernées incluent notamment les « espaces blancs » dans les fréquences basses (qui permettent des liens longue distance peu chers et résilients), tout comme les bandes 12Ghz et 60Ghz (pour lesquelles l’équipement radio est abordable et peut nous aider à mettre en place des liens radio point-à-point à bande passante élevée). Une fois rendues accessibles aux réseaux communautaires, ces fréquences faciliteront grandement le déploiement et l’expansion d’infrastructures sans fil peu chères et résistantes.

4. Mettre à jour les règles dites d’« open access » dans les infrastructures télécom

Les réseaux construits avec l’argent public doivent eux aussi être traités comme des biens communs et, de ce fait, échapper à la mainmise d’une seule entreprise. Aujourd’hui leur gestion et leur exploitation est souvent déléguée par les pouvoirs publics à des entreprises d’opérateurs réseaux. Ces délégataires adoptent le plus souvent des schémas tarifaires conçus pour les plus gros fournisseurs d’accès, et interdisent aux plus petits acteurs de s’y interconnecter pour fournir des accès aux populations qui y sont raccordées. L’accès à ces réseaux financés publiquement doit donc être garanti aux structures sans but lucratif comme les réseaux communautaires et aux petites entreprises, à un coût raisonnable et proportionnel. De même, les réseaux communautaires n’ont souvent pas accès aux infrastructures locales privées des gros opérateurs, en dépit du fait qu’elles sont souvent la seule solution pour connecter de nouveaux adhérents . En effet, dans plusieurs marchés européens, le déploiement des réseaux de fibre optique reproduit les conditions monopolistiques sur les boucles locales/circuits locaux avec des systèmes tarifaires qui empêchent les petits acteurs d’accéder à ces réseaux privés. Les responsables politiques et régulateurs doivent donc s’assurer que toutes les zones soient couvertes par au moins un opérateur télécom fournissant une offre « bitstream » accessible aux petits acteurs.

5. Protéger le logiciel libre et la liberté de l’utilisateur dans l’équipement radio.

En 2014, l’Union européenne a adopté la directive 2014/53 sur l’équipement radio. Même si la directive poursuit des buts louables, elle risque en réalité d’entraver le développement des réseaux communautaires. Les réseaux communautaires ont généralement besoin de remplacer le logiciel installé par le constructeur dans les équipements radio par du logiciel libre spécialement conçu pour répondre à leurs besoins, un processus collectif qui améliore la sécurité et encourage le recyclage du matériel, entre autres bénéfices. L’article 3.3(i) de la-dite directive crée une pression juridique sur les constructeurs d’équipements radio afin qu’ils s’assurent de la conformité du logiciel installé sur ces appareils avec le cadre réglementaire européen. Il en résulte un fort encouragement à ce que les constructeurs verrouillent leurs appareils et empêchent les modifications par des tiers sur leurs matériels. Nous demandons dès lors aux législateurs d’introduire une exception générale pour tout logiciel libre installé sur des appareils radio par les utilisateurs finaux et opérateurs (ces derniers étant responsables si leur logiciel en cas d’infraction au cadre réglementaire), afin que les droits des utilisateurs soient sauvegardés.

6. Abroger les obligations de conservation indiscriminée des données

Les réseaux communautaires s’efforcent de protéger les droits humains dans le cadre de l’exploitation des réseaux de communication, et en particulier le droit à la vie privée et la confidentialité de la communication. À ce titre, nous nous félicitons des récentes décisions de la Cour de justice de l’Union européenne selon lesquelles la conservation généralisée des données de connexion viole la Charte des droits fondamentaux. Toutefois, nous sommes très préoccupés par la volonté de plusieurs États membres de contourner ces décisions pour protéger les capacités de surveillance généralisée. Alors que les législateurs de l’Union européenne commencent à discuter de la refonte de la directive ePrivacy sur la protection de la vie privée, nous les invitons à s’opposer à toute obligation générale et indifférenciée de conservation des données, et à combler les lacunes du droit communautaire afin de s’assurer que seules des obligation de conservation limitées dans le temps et ciblant des personnes pour lesquelles existe un soupçon légitime de lien avec une infraction pénale grave, puissent être imposées aux hébergeurs et fournisseurs d’accès.

7. Apporter un soutien public direct et ciblé

D’innombrables autres politiques peuvent contribuer à soutenir le développement des réseaux communautaires et renforcer les bénéfices significatifs qu’induisent leur modèles. De telles politiques incluent notamment l’octroi de petites bourses, de financements participatifs ou de subventions pour aider nos groupes à acheter des serveurs et des équipements radio, à communiquer autour de leur initiative ; le fait de leur faciliter l’accès à des infrastructures publiques (par exemple, le toit d’un immeuble public pour installer une antenne) ; le soutien publiques à leurs recherches sur la transmission radio, les méthodes de routage, le logiciel ou le chiffrement. Comme de nombreuses collectivités locales ont pu le constater, le soutien aux réseaux communautaires est une bonne option. Alors que les législateurs de l’UE avancent sur le projet WiFi4EU, nous tenons à vous rappeler que nous avons été les pionniers de la fourniture de points d’accès publics gratuits. Nous pensons que les fonds publics investis dans cette initiative devraient avant tout s’adresser à des groupes qui poursuivent une logique vertueuse de création de groupes locaux, capables de favoriser l’autonomisation et la cohésion des communautés locales, encourager une plus grande diversité d’acteurs et donc la concurrence, et d’atteindre les mêmes objectifs politiques pour une fraction du coût facturé par les opérateurs de télécommunications traditionnels.

8. Ouvrir le processus d’élaboration des politiques publiques en matière télécom aux réseaux communautaires

Bien que nous ayons réussi à tisser des partenariats avec les municipalités et les autorités publiques locales, nous demandons aux régulateurs nationaux et européens d’accorder plus d’attention à nos activités lors de la rédaction de la réglementation. Les réseaux communautaires disposent à la fois de l’expertise et de la légitimité pour prendre pleinement part aux débats techniques et juridiques sur la politique de déploiements des réseaux télécoms, dans laquelle les FAI traditionnels et commerciaux sont surreprésentés. Les réseaux communautaires peuvent apporter une vision éclairée à ces débats, et permettre un processus d’élaboration des politiques publiques plus adaptées à l’intérêt général.

Vous remerciant pour votre attention, nous sommes impatient de pouvoir discuter plus avant avec vous des ces importants sujets.

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